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Travail invisible

Mes réponses au questionnaire pour les élu(e)s de Jean Gadrey

Lecteur du blog de Jean Gadrey, je me suis "pris au jeu" du questionnaire qu’il propose à l’attention des candidats et futurs élus pour les échéances de 2012. Je ne suis pas aujourd’hui particulièrement candidat pour la présidentielle, mais les questions m’ont paru intéressantes et tenter d’y répondre permet aussi de forger sa réflexion ... et de donner son avis !

Voici donc ci-dessous l’état de mes réflexions sur les thèmes abordés par le questionnaire. (ici)

1. Questions générales

Selon-vous, la poursuite de la croissance économique est-elle un impératif en France dans les deux décennies à venir, notamment pour l’emploi et la protection sociale ?

Est-il possible d’avoir d’ici à 2050 une croissance annuelle moyenne positive accompagnée d’une réduction de 4 % par an en moyenne des émissions de gaz à effet de serre de la population française (objectif minimal que fixent les Nations unies et le Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] aux pays riches) ?

Se poser la question de la croissance est probablement un mauvais angle d’analyse. La croissance n’a pas de sens en elle-même, si ce n’est qu’elle fait croire qu'elle résoudra certains de nos problèmes, notamment la question du déficit public. Il faut abandonner cet horizon pour en trouver un autre.

Jusqu’à maintenant, l’histoire humaine nous a nourri à la croissance, à l’expansion, au toujours plus. Mais, si nous savons depuis longtemps que notre terre est ronde, nous semblons avoir mis un peu plus de temps avant d’en réaliser collectivement la conséquence … elle est donc une entité finie, où les ressources sont des biens communs à se partager (surtout quand la population va se rapprocher des 10 milliards d’individus). Nous devons donc prendre en considération cela dans notre modèle de développement.

La croissance économique est au développement humain ce que l’accélération est au déplacement. Elle est utile au départ, mais à un moment donné, il est bon de ne plus accélérer, ce qui n’empêche pas de conserver la vitesse atteinte et de continuer sa route … le développement. On peut même parfois envisager de freiner un peu, pour profiter du paysage !

Peu importe donc la croissance, c'est un mauvais outil de pilotage.

Sur la question de l'emploi, il est un fait que de passer d’une économie telle que nous la connaissons aujourd’hui, à une économie dé-carbonée et plus respectueuse du bien public global qu’est notre environnement, ne se fera pas sans créer de l’emploi. Idem sur notre consommation, si nos outils modernes du quotidien étaient conçus pour être réparables et non jetables, cela créerait de l’emploi de proximité aussi. La protection sociale étant intimement liée à l’emploi, cela suivra.

Dé-carboner l’économie, c’est plus d’efficacité énergétique et donc faire évoluer nos habitats, nos déplacements, nos modes alimentaires. C’est produire de l’énergie sur la base d’EnR et donc une reconversion des modes de productions actuels. Et c’est enfin plus de sobriété, probablement vis-à-vis d’une société de consommation, mais vers une société de services, d’entraides et de relations humaines. Tout cela, c’est forcément moins d'usage de ressources non renouvelables et plus d’humain, parce que c’est la seule énergie de substitution que nous connaissions ! ! La question, c’est que le « plus d’humain » peut traduire le pire, comme le meilleur … plus de domination ou plus de coopération ?

Faut-il que les principaux indicateurs de progrès ne soient plus le PIB et sa croissance mais un nombre limité d’indicateurs de progrès humain, social et écologique, choisis de façon démocratique ?

Le PIB peut avoir du sens (même s’il peut traduire du positif comme du négatif sur la même échelle de valeur). La question serait plutôt celle de l’hégémonie d’un indicateur sur l’ensemble. Corrélé avec d’autres indicateurs, le PIB apporte une indication plutôt instructive (Cf. PIB vs Bien-être, par exemple).

La question n’est pas tant de faire le procès du PIB que le procès de l’absence d’autres indicateurs qui produisent aussi du sens sur le développement que nous construisons.

Faut-il un puissant développement de l’économie sociale et solidaire, de la finance et du commerce solidaires, et des coopératives dans plusieurs secteurs ?

Pour faire quoi ? Si on prend l'exemple des coopératives, on se rend compte que l'esprit initial peut significativement dériver de son sens premier, en grossissant. Tout cela n'est donc pas en soi une garantie.

Il faut veiller à ne pas confondre le contenant et le contenu, le comment et le pourquoi. Il y a probablement plusieurs façons de bien faire une même chose, c'est le questionnement sur le "pourquoi le fait-on" qui compte.

L’ESS est une bonne chose dont le développement est surement à soutenir et à poursuivre, mais je ne crois pas que le salut vienne de là. L’ESS est le fait de personnes engagées dans un domaine souvent particulier. On ne peut pas attendre que tout le monde s’engage de cette façon, sur tous les sujets. L’ESS permet de donner une direction, mais l’économie classique doit pouvoir muter et s’adapter rapidement. Les EnR du XXIème siècle émergeront probablement plus des capitaux d’AREVA que des cigales ! Ce qui n’enlève rien à l’utilité de ces dernières.

Faut-il décider, pour des raisons écologiques et sociales, de la gratuité de certains biens publics (eau, électricité, crèches…) jusqu’à un seuil permettant d’éradiquer la précarité dans l’accès à ces biens, mais avec ensuite des tarifs progressifs ? Faut-il encourager la gratuité totale ou ciblée des transports collectifs urbains, pour les mêmes raisons ?

La gratuité est une belle idée, mais elle a un revers très contre productif sur le plan politique. C’est Florence Jany-Catrice qui avait dit cette phrase très juste dans une conférence sur les indicateurs de richesse : « ce qui n’est pas compté, fini par ne plus compter ». Je ne vois pas la différence qu’il peut y avoir entre un indicateur et un service.

La gratuité, c’est l’effacement du cout d’un service. Les citoyens savent pertinemment combien ils payent d’impôt (on leur répète assez souvent, au cas où ils l’oublieraient !), ils ignorent totalement les services que cela leur rend et les couts associés. La sécurité sociale est le meilleur exemple : après une opération (qui peut vous sauver la vie, d’ailleurs), vous sortez de l’hôpital après avoir dépensé des sommes faramineuses pour la CQ et on vous facture les bouteilles d’eau que vous avez consommées ! Comment faire le lien entre prélèvement sociaux et services rendus ?

Si à la suite, un bon petit gouvernement de droite génère un bon petit déficit, en déséquilibrant simplement dépenses et recettes, une majorité de français considèront que le cout est dispendieux, que le système n’est pas pertinent et que l’on devrait faire autrement … via des opérateurs privés, soi-disant plus compétitifs ! Quelle cause a-t-on servie ?

Le cas de l’eau est identique. L’eau est gratuite (comme le pétrole d’ailleurs !), ce sont les services rendus autour qui ne le sont pas : le pompage, les stations de traitement, les tuyaux, les analyses, le fonctionnement ou même la protection de la ressource. Comment faire accepter le "prix de l’eau", quand le citoyen ne voit rien de tout cela, hormis son robinet et une eau toujours de même qualité … depuis son plus jeune âge, pour certains ! Comment faire accepter l’augmentation du prix volumique de l’eau (€/m3), d’année en année, parce que nous sommes sur un des premiers modèles économique de la décroissance (baisse des volumes consommés de 2% / an depuis 10 ans). Pas simple … mais probablement plus simple quand les citoyens savent de quoi on parle … comme pour les indicateurs d’ailleurs !

La question des déplacements est un peu différente, en tous cas à court terme, car les citoyens connaissent aujourd’hui le cout de leur véhicule dans leur budget. C’est une option qui pourrait permettre un basculement d’un modèle à l’autre (voiture individuelle, vers transport collectif). Mais cette question pose celle de l’équité entre citoyens : quand ce n’est pas l’usagé qui paye, c’est le contribuable. Pourquoi les contribuables de centre ville paieraient pour ceux qui vivent loin des centres urbains, justement pour éviter les impôts ? Il faudrait alors une même règle pour tous, ou alors faire payer par les usages finaux : commerces, entreprise, etc …

La précarité ne doit pas se gérer par la gratuité, mais par une solidarité, une redistribution comprise et acceptée.

Pour ce qui est d'un tarif progressif au-delà des besoins normaux, pour les ressources non renouvelables, c’est en effet nécessaire. Se pose alors la question du cout-efficacité de la mise en œuvre, pour ne pas pénaliser les familles nombreuses par rapport aux personnes vivant seules par exemple.

Peut-on plafonner les revenus des plus riches (ou introduire une fiscalité très progressive aboutissant à un résultat voisin) à un niveau tel que l’écart relatif des revenus entre les très riches et les 10 % les plus pauvres ne dépasse pas 1 à 20, dans un premier temps, et moins ensuite ? Faut-il des délibérations citoyennes pour fixer des seuils de pauvreté et de richesse monétaires ?

L’UMP a volontairement pris le problème à l’envers avec le bouclier fiscal. Il est en effet illogique de penser qu’une personne puisse être taxée à plus de 50% du travail qu’elle fournit. Posé comme cela, le raisonnement tient. Ce qui est illogique et qui n'est pas dit, c’est que des individus gagnent 100 à 1000 fois ce que d’autres gagnent dans les mêmes entreprises.

Aucun homme n’est 500 fois plus productif qu’un autre, quand bien même il serait très intelligent. Cette richesse est usurpée, c’est de la domination qui se fait au nom d’une économie de marché, en évitant bien de chercher ce qui conduit à ce résultat. Nous comprendrions alors que c’est ceux-là même qui s’octroient les plus grosses rémunérations qui font perdurer ce système.

C’est, je le crains, juste à l’image de l’histoire de l’Homme dont nous croyons nous affranchir en tant que société moderne et développée, mais ce n’est pas le cas, apparemment !

Décider de l’écart acceptable de revenus serait en effet une preuve de maturité de la société humaine. Il nous faudrait arrêter de croire que ces très riches sont des locomotives pour l’économie et le développement. Aujourd’hui, ils sont probablement avant tout la plus grande source d’instabilité, sur de nombreux plans.

Peut-on récupérer – pour réduire la dette publique, éradiquer la pauvreté et lancer les investissements de la transformation écologique et sociale – entre 80 et 100 milliards d’euros par an, sans croissance, par une réforme fiscale, par la suppression de la moitié des niches fiscales et sociales et de la fraude aux cotisations sociales, et par l’élimination des paradis fiscaux (en commençant par interdire aux banques françaises d’y établir des filiales ou établissements relais) ?

Difficile de l’affirmer, mais peut-on déjà débattre de la nécessité de le faire ? Car pour y arriver, il faut là-dessus un certain consensus national qui, de mon point de vue, n’est pas acquis. Il est difficile de faire comprendre à la population qu’il faille en aider d’autres, quand l’exemple ne vient pas d’en haut. La monté des inégalités est un très fort verrou vis-à-vis de la solidarité.

Peut-on socialiser la finance dans notre pays sans attendre que d’autres le fassent, afin d’en finir avec la dictature des actionnaires et leur spéculation sur des biens communs essentiels (la monnaie, le crédit, les produits alimentaires, les matières premières, etc.) ?

Je ne sais pas vraiment ce que l’on peut faire là-dessus, mais il est clair qu’il y a quelque chose à faire, car la situation n’est pas acceptable en l’état.


2. Questions sectorielles

Selon vous, faut-il retenir l’essentiel du scénario énergétique Négawatt 2011, qui prévoit entre autres mesures la sortie du nucléaire en vingt-deux ans, la rénovation thermique de 750 000 logements par an après une période de montée en puissance, et la division par deux des émissions des Français dès 2020, puis bien plus au-delà ?

A défaut de le retenir, on peut s’en servir comme feuille de route. La réalité est toujours plus complexe que la rationalité de n’importe quel scénario papier, mais cela peut servir de guide et d’horizon dans l’évolution du bouquet énergétique et la limitation du gaspillage énergétique.

Il faut là-dessus un débat national sur l’acceptabilité du modèle car, quoi que l’on veuille, ce type de scénario coutera plus cher que celui d’aujourd’hui (ce qui est logique d'ailleurs). Il faut que les choses soient actées dès le départ car sinon, il risque d’y avoir rejet en cours de route.

Par ailleurs, tout nouveau modèle crée des gagnants et des perdants. Si on ne prend pas assez en compte les perdants dans le nouveau modèle, alors celui-ci ne sera jamais admis, car tout sera fait pour que le nouveau modèle n’émerge pas (surtout quand les puissants d’aujourd’hui seraient les perdants de demain). Nous sommes trop souvent sur une vision entre les bons et les mauvais qui n’autorise pas la prise en compte des difficultés des futurs perdants … c’est probablement une des raisons de l’inertie actuelle.

Peut-on créer en dix ans 100 000 emplois dans l’agriculture si on réoriente la production vers l’agroécologie de proximité et si on organise politiquement la récupération du foncier périurbain afin de créer des ceintures maraîchères autour des villes ? Ou, pour reprendre les termes de l’appel de Stéphane Hessel et d’Edgar Morin (19 octobre 2011), faut-il « favoriser la croissance de l’agriculture et de l’élevage fermiers et biologiques et la décroissance de la grande exploitation industrialisée » ?

Pareil que sur la question énergétique, la question est celle de la reconversion de ceux qui ont investi sur le modèle actuel, souvent poussé par toute la société.

Faut-il faire croître le petit commerce de proximité et les circuits courts, et décroître les usines à vendre avec leurs circuits longs et leur recours massif au dumping social et environnemental ?

L’histoire se chargera probablement naturellement de cela. Une fois que les citoyens n’auront plus envie de se déplacer trop loin, le commerce suivra. L’enjeu est plus dans l’anticipation de ce mouvement et l’aménagement de nos territoires pour que ce modèle soit possible, dès qu’il s’amorcera.

Par ailleurs, les « usines à vendre » pourrons probablement encore exister, mais plus sous leur forme actuelle. La vente en ligne et les services de livraison à domicile risquent de rationnaliser les façons de faire ses courses à partir de grands magasins, probablement en nous faisant gagner du temps et faire des économies d’énergies.

Faut-il réduire fortement l’emprise de la publicité sur les comportements de consommation, au bénéfice d’une information de qualité principalement prise en charge par des associations indépendantes et par des organismes publics démocratiques ?

Oui. Si on ne peut pas vivre sans information, on peut très bien le faire sans publicité !

Faut-il d’authentiques services publics et démocratiques, gérés de façon décentralisée, coopérant avec des associations et des territoires, dans les domaines de l’énergie, de l’eau, des transports collectifs et du logement social et écologique ?

Oui et non. La notion de service public est trop souvent associée à une façon monolithique de penser qui n’est pas en soi nécessairement garante de l’intérêt général. Ce que l’Homme peut faire de tordu dans le secteur privé, il peut aussi le faire dans le secteur public ! Ce qui compte, c’est la capacité de contrôle et de commande d’une autorité organisatrice publique et démocratique. Après, peu importe la façon dont c’est géré, pour peu que cela fonctionne correctement et suivant l’intérêt général. C’est aux responsables élus d’évaluer cette adéquation, et aux lois de leur en donner les moyens.

Sur l’aspect décentralisé, oui et non aussi ! Nous sortons d’un système très centralisé ou la décentralisation apporte un vrai plus. Mais il ne faut pas avancer par coup de balanciers trop brutaux. Il faut surement une vision et une action équilibrées entre les deux : centralisée et décentralisée. Après, en fonction des sujets, il faut regarder.

Je pense que ces questions avancent lentement mais surement dans le bons sens, sur tous les thèmes cités.

Faut-il développer massivement sur les territoires des services de bien-être associés à des droits pour la petite enfance, les personnes âgées, les personnes handicapées, sur la base d’emplois de qualité et d’organismes publics et associatifs sans but lucratif ?

Probablement qu’une façon de dépenser son argent de façon dé-carboné développera une société du service plus qu’une société de consommation, comme celle d’aujourd’hui.

Oui, il faut penser l’organisation de la société par les plus faibles d’entre nous. Oui, le bien-être des salariés est tout autant important que le service qu’ils rendent. Mais non, les organismes publics ou associatifs sans but lucratif ne sont pas le seul modèle pertinent. Il n’y a qu’à voir la précarité dans la fonction publique pour se rendre compte de cela. C’est au code du travail d’encadrer et aux organismes publiques de correctement contractualiser. Là-dessus aussi, il y a du travail à mener …

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