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Vivre à Brest : Vers un déni de justice ?

OFL’information est tombée en fin de matinée (ici) et a de quoi surprendre à plus d’un titre. Sous la plume des deux journalistes d’Ouest-France qui rapportent son propos, le procureur de la République de Brest, monsieur Miansoni affirme :

« Sur l’affaire Vivre à Brest, je suis en train de réfléchir à la façon dont la justice doit clore cette affaire. Les principaux protagonistes, ceux qui étaient au centre de l’histoire, ceux qui auraient dû être jugés, sont décédés. On ne va pas juger les morts. […] Faire comparaître le maire de Brest, François Cuillandre, seul, en audience publique, alors qu’il n’est concerné que par une toute petite partie du dossier me semblerait aujourd’hui bizarre et inadéquat ».

Plus loin, il dit se donner le temps de la réflexion pour « proposer la forme de justice la plus adaptée à la situation actuelle. »

Voilà un propos assez étonnant de la part d’un procureur de la République, dans le cadre de ce dossier qui concerne le 1er magistrat de la ville, le maire de Brest.

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Dans des « mots choisis », comme le dit l’article, le procureur fait le procès à la place du juge et sans même avoir entendu les parties civiles dont je fais partie. De façon assez choquante, avant même tout procès, il fait sienne la thèse lancée par François Cuillandre lui-même, dès le 5ème jour de l’affaire, faisant d’Alain Masson et de Jean-Luc Polard les deux grands coupables de tous les détournements et s’affranchissant lui-même de toute responsabilité dans ce dossier.

Ainsi, le procureur dit bien : « Les principaux protagonistes, […] ceux qui auraient dû être jugés, sont décédés. » Son propos fait bien d’Alain Masson et de Jean-Luc Polard les deux seules personnes ayant nécessité un jugement, au sens d’une faute commise, on imagine.

Plus loin, il prononce une quasi amnistie du maire de Brest, en affirmant : « Faire comparaître le maire de Brest, François Cuillandre, […] alors qu’il n’est concerné que par une toute petite partie du dossier me semblerait aujourd’hui bizarre et inadéquat ».

Tout cela est choquant de la part d’un des principaux acteurs du fonctionnement d’une institution centrale dans le retour à l’éthique de nos démocraties, pour au moins trois raisons.

D’abord, il y a eu une longue et sérieuse enquête de justice, qui a mobilisé un long travail de la police judiciaire et d’une juge d’instruction, comme je le rappelle en introduction de mon livre : L'affaire Vivre à Brest [1]. Cette enquête a été financée sur fond public, je ne vois pas pourquoi les conclusions devraient être pudiquement cachées à nos concitoyens aujourd’hui, alors qu’elle témoigne d’un dysfonctionnement de la gouvernance d'un groupe mojoritaire à la tête d’une métropole. Sans procès public, point de prise en compte de ces dérives, voire la validation de ce type de dysfonctionnement, puisque l’on cache volontairement les problèmes.

En second lieu, je suis partie civile dans ce procès et je ne partage pas l’analyse du procureur qui, de façon étonnante, reprend globalement la thèse de la défense de la seule personne encore mise en cause sur ce dossier. Comme je l’ai exposé dans un livre par une analyse qui s’appuie sur les éléments connus de l’affaire, François Cuillandre endosse à mes yeux une forte responsabilité. Les 4 000 € que l’article ressort une fois de plus comme étant sa seule faute sont anecdotiques au regard de la façon dont fut utilisée la caisse de cette association, pour bien d’autres missions tenues secrètes aux autres élus qui la financèrent. Une association qui n’exista jamais dans les faits, mais qui fut reconnue, y compris par François Cuillandre lui-même, comme confondue avec le Groupe de la majorité brestoise, dont le maire-président est sans conteste l’autorité principale.

En tant que partie civile, j’ai l’intention de défendre une vision très différente de celle donnée par François Cuillandre. L’enquête a permis de révéler qu’il est tout à fait possible qu’Alain Masson ait été autorisé à avoir une double indemnité, contrairement à ce qui lui fut reproché et qui conduisit, en 24h, à en faire le principal bouc émissaire de l’affaire. Durant les auditions, Alain Masson se défendra de cette accusation, affirmant que ce double versement était connu depuis toujours. Dès le départ, il paraissait très improbable qu’il ait réussi à tromper tout le monde pendant 3 mandats (17 ans) et aujourd’hui, des preuves existent dans le dossier d’instruction pour témoigner que ce double versement dont on l’a accusé de l’avoir « détourné », était en effet bien connu et volontaire.

De plus, François Cuillandre a bien profité d’autres bénéfices grâce au deux « tenanciers » de l’association (listés dans mon livre), notamment celui de s’affranchir du dispositif de mutualisation des élus socialistes, alors que son prédécesseur, Pierre Maille, contribua fortement au financement de la caisse commune, dans la logique d’une équité socialistes plutôt communes : « ceux qui gagnent le plus, sont ceux qui contribuent le plus » et non l'inverse. La fin de la mutualisation du potentiel plus gros contributeur socialiste représenta aussi un gros manque à gagner financier pour les comptes de l’association Vivre à Brest, tout en n’empêchant pas François Cuillandre de bénéficier des soirées, des repas et autres remboursements, pour son propre compte aussi.

Enfin, les nombreux élus qui osèrent critiquer le fonctionnement de l’association n’arrivèrent jamais à remettre en cause son fonctionnement. Au contraire, ils furent recadrés, voire certains menacés, en présence de François Cuillandre témoigneront certains. Malgré ces critiques et trois mandats de suite, celui-ci nomma sans sourciller Alain Masson comme président de sa majorité et de l’association Vivre à Brest, les deux allant de pair comme ce fut dit lors des auditions. En tant que premier responsable de la majorité municipale, le maire, François Cuillandre, était le seul à avoir l’autorité pour contrôler et arrêter Alain Masson et Jean-Luc Polard dans les dérives qui ont été révélées par l’enquête. Les éléments de l'enquète semblent témoigner qu’il fit plutôt le contraire en confortant leur autorité sur les autres élus et qu’il bénéficia en retour d’avantages certains durant 17 ans.

Il me parait donc assez difficile de cantonner les débats d’un procès à 4000 €, empruntés et jamais remboursés [2]. La présomption d’innocence prévaux et ce n’est pas plus à moi de faire le procès à venir. Après une audience en bonne et due forme, il reviendra à un juge de dire les responsabilités sur tout ce qui s’est passé dans cette affaire, lors d’un procès qui sera je l’espère publique puisque François Cuillandre semble avoir refusé la procédure de CRPC qui lui était proposée. C’est cela le sens de la justice dans une affaire de cette nature.

En troisième lieu, en tant que citoyen, je trouve particulièrement choquant que l’on « adapte » les règles de la justice, sous prétexte que le justiciable en question est une personnalité publique, par ailleurs, haut responsable politique. Plus les personnes sont responsables et moins ils devraient répondre de leurs responsabilités ? Dans quelle démocratie vit-on ?

Si nous voulons lutter contre la défiance de nos concitoyens et travailler pour plus d’éthique en politique, je suis farouchement contre une justice d’exception pour les affaires publiques. Il est avéré que l’association Vivre à Brest fut pendant 5 mandats un obscure satellite de la majorité municipale qui gouverna cette ville. Il est acté que le maire de Brest s’en est servi de multiples façons, même s’il est vrai que sur le plan purement financier, il n’en fut pas le plus gros bénéficiaire. Je ne vois pas pour quelle raison la justice se ferait en catimini, là où pour le justiciables lambda elle est publique.

Les personnalités publiques sont déjà trois fois plus protégées que les autres citoyens contre les propos mensongers et diffamatoires. Lorsque la vérité est dite et qu’une condamnation pourrait être prononcée, je ne vois pas pourquoi nos concitoyens devraient en être privés. Je ne vois pas pourquoi les procès d’homme politiques devraient se dérouler à huis clos en France. Evidemment qu’une condamnation joue sur l’image publique d’un élu. C'est heureux d’ailleurs, pour que les citoyens aient bien conscience de la nature du bulletin qu’ils mettent dans l’urne et à quelle personne ils confient des responsabilités.

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Pour ces trois raisons, je trouve personnellement « bizarre et inadéquat » les mots choisis par le procureur de la République dans la presse d’aujourd’hui. Si nous voulons une République exemplaire, il faut des représentants exemplaires et lorsque ce n’est pas le cas, une justice exemplaire qui fasse son travail en toute transparence et non des ajustements « à la tête du client », dans la confidence de salle d’audience tenue close.

J’espère que ces propos de la part du procureur de la République sont révisables et que cette affaire ne sera pas étouffée sous la pression de ceux qui savent jouer gros. Ayant moi-même cru toutes leurs histoires durant des années, je suis bien placé pour connaitre le don inné de certains à transformer une vérité trop crue en quelques fables faciles et douces à avaler. Je me permettrai donc de remettre un exemplaire de mon livre : « L’affaire Vivre à Brest », directement au procureur de la République. Durant le temps de réflexion qu’il se donne, il pourra prendre connaissance d’une analyse différente, et bien plus documentée que de celle qui semble lui avoir été contée jusqu’à aujourd’hui.

Au-delà de l’analyse du fait politique et d’une mise à nue de fonctionnements déviants dans la gouvernance de nos collectivités locales que représente l’affaire Vivre à Brest, il est aussi du rôle de la justice de ré-écrire publiquement une part de vérité sur deux élus qui furent très volontairement désignés coupables, seuls boucs émissaires d’une dérive dont ils n’ont assurément pas été les seuls acteurs. Deux élus qui sont morts deux et quatre ans après que cette affaire n’éclate. Cela aussi, la justice doit le réparer.

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[1] « Le dossier d’instruction de l’affaire Vivre à Brest, ce sont 265 documents, numérotés, archivés et connus de la justice. Ce sont des perquisitions, de mises sous scellés, des réquisitions, des mises sur écoutes et des géolocalisations de portables, qui ont conduit à trois gardes à vue, suivies de trois mises en examen. Mais ce sont surtout près de 57 auditions réalisées avec le professionnalisme qui convient, par la police judiciaire ou une juge d’instruction. Des auditions qui représentent près de 500 pages de procès-verbaux retranscrits, auxquels s’ajoutent 35 pages d’écoutes téléphoniques. Il s’agit aussi d’un travail très conséquent d’analyse des comptes de l’association et de recalcul, pour chacun des élus auditionnés, des sommes qui le concernent. Enfin, l’enquête de Vivre à Brest est un travail important de synthèse de tous ces éléments, permettant de faire avancer la compréhension de ce qui s’est passé au sein de l’association. » Extrait de l’introduction du livre L’affaire Vivre à Brest.

[2] Le renvoie en correctionnel ne retient que 4 000 €, empruntés sans être remboursés, datant de 2012, mais mentionne bien plusieurs emprunts non remboursés. La juge semble avoir décidé de prescrire ce qui était dans les comptes avant 2012. De plus, les comptes de l’association font apparaitre des bénéfices plus indirects de François Cuillandre, comme l’assurance de la SMACL, des prêts pour des campagnes, voire des dons, le paiement du blog de François Cuillandre, d’autres prêts pour des cotisations, etc … Les détails, le contexte et l’histoire sont décrits dans le livre.

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