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L'évaluation, miroir aux alouettes, par Charles Hadji

Voici un point de vue que je trouve intéressant sur la nouvelle politique d'évaluation du président.

Charles Hadji est agrégé de philosophie, professeur émérite de l'université Grenoble-II.


Quelle heureuse idée ! Enfin, semble-t-il, une réforme utile, et promptement mise en oeuvre. Après des décennies d'évaluation sauvage ("Tous des incapables !"), il était temps de faire bénéficier l'action gouvernementale d'une évaluation instituée et instrumentée. La réforme tient en deux points : substituer aux jugements fondés sur des critères subjectifs, flous et implicites, des jugements fondés sur des critères objectifs, précis et explicites ; donner une suite concrète et immédiate aux jugements formulés.

Tout cela est de la belle et intelligente réforme, qui, en plus, ne coûte rien au peuple (à part les honoraires des consultants privés l'ayant mise en musique. Mais ne chipotons pas...). Le peuple souverain ne peut donc qu'applaudir. Mais avec, comme le chantait Brassens, "un soupçon de réserve toutefois". Car, si la culture des résultats est en soi une bonne chose, il n'y a de résultats que par référence à des objectifs. Or, à se focaliser sur la "mesure" des résultats, on risque de négliger la nécessaire évaluation critique des objectifs eux-mêmes.

Evaluer revient en effet à juger si une réalité (en l'occurrence, une activité politique) est acceptable ou non. La légitimité du jugement prononcé repose d'abord sur la légitimité des objectifs fixés. Mais quel service y a-t-il lieu d'attendre exactement de chaque ministre ? En donnant pour a priori légitimes, et légitimes sans discussion possible, les objectifs et, partant, les critères fixés par le seul Grand Evaluateur, fût-il le président de la République récemment élu, on court-circuite la réflexion indispensable sur les fins de l'action gouvernementale, c'est-à-dire sur ce qui donne sens à la mission de chaque ministre et la met au service du Bien public. On réduit alors la question de l'efficacité à sa dimension étroitement technique, en transformant de fait une opération d'évaluation (qui soulève la question des fins) en une simple opération de contrôle (qui se borne à vérifier la conformité à une norme prédéterminée).

Contrôle des papiers ; contrôle des résultats des ministres : la démarche est la même, et caractérise un esprit obsédé par les problèmes de police, et ayant la religion de la sanction. Alors même que François Fillon avait promis "une démarche radicalement nouvelle" consistant à "dépasser la logique des moyens pour nous interroger sur les fins de toute action publique" (Le Monde du 11 juillet 2007).

FÉTICHISME DU CHIFFRE

Avant d'applaudir, les citoyens (tant qu'ils ne sont pas tous transformés en simples sujets-spectateurs des exploits du Grand Evaluateur) feraient donc bien de s'interroger sur ce qu'il y a de plus légitime à attendre, par exemple, d'un ministre de l'intérieur : qu'il contribue à faire régner la paix républicaine dans tous les quartiers ; ou bien qu'il "fasse du chiffre" dans le domaine des expulsions d'étrangers ?

Cela les conduirait à formuler, in petto, une seconde réserve. Il ne suffit pas, pour qu'une évaluation soit intelligente et utile, qu'elle se fasse par référence à des objectifs dont elle aura eu le souci d'apprécier la pertinence et la légitimité. Encore faut-il qu'elle évite le piège du fétichisme des indicateurs. Il serait stupide d'être a priori hostile à la quantification ; et il est salutaire de vouloir fonder ses jugements sur des faits, et non sur des intentions, toujours hypothétiques, ou sur des impressions, souvent trompeuses. Mais les chiffres n'ont pas le monopole du fait.

L'importance et le caractère significatif d'un fait ne s'apprécient pas à sa seule valeur numérique. Et, surtout, les indicateurs chiffrés n'ont aucun sens immédiat et doivent être intégrés dans une problématique explicative. Par exemple, une augmentation du total des heures supplémentaires effectuées par les enseignants marque-t-elle un progrès de l'action éducative, ou au contraire est-elle un indice de l'effort qui reste à faire pour mettre le nombre suffisant d'enseignants compétents au service des élèves ?

Comme le faisait observer dès 1986 l'ancien ministre Edgard Pisani, "évaluer, c'est forcément porter à un moment ou à un autre un jugement... qu'on ne peut réduire à l'analyse d'un ensemble d'informations quantifiables qui ne servent jamais que d'auxiliaires à la décision". L'excès de chiffres obscurcit le jugement, et finit par tuer le sens, comme le montre aujourd'hui la folie des palmarès.

En se laissant éblouir par la belle image d'une gouvernance moderne fondée sur l'usage d'un quasi miraculeux "outil d'évaluation" sans prendre en compte tout ce qu'exige un véritable travail d'évaluation, c'est-à-dire en se gargarisant du mot au lieu de faire la chose, on risque de n'accoucher que d'une nouvelle réformette dont l'intérêt réel est inversement proportionnel au bruit médiatique produit dans le Landerneau politique. Mais peut-être, au fond, l'objectif n'était-il que de faire du bruit ? S'il n'y a là qu'un miroir à alouettes, que le citoyen se méfie ; on sait comment finit la chanson : "Alouette, je te plumerai !"

Point de vue paru dans l'édition du Monde du 19.01.08.

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