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Bonheur, don et coopérations

CadeauLa dernière des quatre conditions au bonheur est aussi un peu complexe à décrire parce qu’elle fait appel à des notions que nos sociétés modernes mettent assez peu en avant et rangent un peu trop vite au second plan. Sacrifié sur l’autel du « Struggle for life » du modèle économique compétitif libéral, les notions de coopération ou de lien social apparaissent désuètes à nos sociétés modernes. Elles n’en sont pas moins centrales dans nos fonctionnements humains et le restent aussi dans notre accession au bonheur personnel.

La coopération est certainement une énigme, tout comme la question du lien social d’ailleurs. On en parle, mais on se pose rarement de question pour savoir comment cela marche. Qu’est-ce qui les construit ou les détruit ?

En 2010, un livre sur la coopération en entreprise a reçu le 1er Prix RH (c’est déjà pas commun en soi !) et quelques autres prix. Il s’agit de « Donner et prendre, la coopération en entreprise » du sociologue du travail Norbert Alter. Ce livre théorise de façon très éclairante les relations entre les individus constituant l’entreprise, sous l’angle de la Théorie du don élaborée par Marcelle Mauss. Pour lui, la coopération se fonde sur le don : « Coopérer, c’est donner » et cela se décline de plein de façons différentes.

Pour faire rapide, cette Théorie du don fut élaborée en observant les échanges pratiqués par des tribus primitives d’Asie ou d’Amérique du nord. L’étude montra alors que le lien social se structurait dans un système d’échanges réciproques (la Kula), qui scellait des formes d’endettement entre les membres des tribus et même au-delà. Transposé dans notre société moderne, cette analyse permet de décrypter nombre de nos comportements, sur ce qui construit la coopération et les liens entre individus.

La théorie du don décompose trois phases : donner, recevoir et rendre.

  • Donner se définit comme un acte volontaire, sans finalité directement économique et basé sur une « dépense sans compter ». Donner peut prendre différentes formes : un cadeau bien-sûr, mais aussi un bon repas au resto, ou pourquoi pas, un peu de temps passer avec son collaborateur, pour un chef très occupé par exemple.
  • Recevoir se définit comme une phase qui implique à la fois une forme de dramatisation du geste de don, une mise en scène témoignant de la valeur du don de la part de celui qui donne. Mais aussi, pour celui qui reçoit, d’une manifestation d’émotions, témoignant d’une joie ou gratitude plus ou moins grande.
  • Jusque-là, c’est assez intuitif ! Là où la théorie du don apporte un plus dans la réflexion, c’est qu’elle dit que les deux premières phases en créent une troisième, celle de rendre. Celle du contre-don. Le fait de faire un don, crée une forme d’endettement intemporel mutuel qui va conduire celui qui a reçu le don, à s’acquitter d’un autre don, dans un temps plus ou moins long. Celui-ci pourra prendre une autre forme que le premier don d’ailleurs. Ce qui compte, c’est que dans l’intervalle, s’est créé entre les deux parties une sorte de lien invisible qui va favoriser la complicité, la confiance, l’empathie, la sympathie ou pourquoi pas l’amitié.

Et le phénomène se reproduit de façon circulaire, entre les différents membres d’un collectif : la tribu dans le cas de la Kula, mais aussi entre collègues ou entre amis dans la vie de tous les jours. Ce mécanisme entretient et développe la cohésion, le lien social et facilite les coopérations futures dans le groupe. Peu à peu, il va émerger un « Nous », par une accumulation de dons croisés qui vont permettre à un collectif de se souder et d’avancer en confiance.

D’après Norbert Alter, la coopération est donc une construction basée sur cette théorie du don et des liens de confiance et de sympathie qu’elle génère. L’auteur affirme aussi que le mal-être dans l’entreprise est notamment lié à son fonctionnement qui empêche cette réciprocité naturelle entre l’entreprise et le salarié, mais aussi entre salariés au travers un climat compétitif.

Quelques entreprises choisissent aussi des pratiques coopératives pour leur gouvernance : les SCOP, les SCIC et autres statuts juridiques alternatifs témoignent qu’une autre façon de faire est possible. Elles restent toutefois très minoritaires et souvent portées par des logiques militantes.

Dans les entreprises « classiques », la coopération n’est pas a priori impossible non plus. Simplement faut-il en comprendre l’intérêt et la vouloir. Au-delà de la gouvernance de l’entreprise, c’est tout simplement le management de l’entreprise qui peut adopter des stratégies coopératives entre les salariés, les services, les acteurs extérieurs. Nous avons probablement beaucoup à apprendre de ce côté-là et à expérimenter d’autres méthodes de travail. Des méthodes qui apporteront une vraie réflexion sur la question du bien-être au travail, mais aussi de la compétitivité par exemple.

Comparée au modèle compétitif, la coopération demande probablement plus de maturité des acteurs. La compétition, c’est juste l’instauration de la loi du plus fort, quand le modèle coopératif demande d’abord à savoir ce que l’on veut et probablement pourquoi on le veut, afin de se fixer soi-même les règles qui permettront à chacun de trouver sa place dans l’organisation. Il est aussi probable que la coopération rebatte les cartes du pouvoir dans l’entreprise, ce qui ne semble pas être la priorité !

Clin d’œil en passant, il est amusant de constater que c’est aussi un des constats faits par les Sociologues des riches : le couple Pinçon-Charlot. Ils racontaient dans une de leurs interviews que les très riches vivent au sein de communautés fermés, où ils se croisent entre eux en de multiples occasions. Contrairement aux logiques contractuelles ou marchandes du monde économique, les deux sociologues se sont rendu compte que chaque membre de la communauté rend service aux autres, sans rien attendre directement en retour. Le fait d’appartenir à la communauté en question garantis qu’en cas de nécessité, les autres feront de même. Etonnant de voir ces riches, souvent grand défenseurs d’un modèle libéral compétitif, devenir de parfaits coopérants pour gérer leurs petites affaires entre paires !

Ils ne s’y trompent pas bien-sûr ! Pour réussir et vivre heureux, la coopération est un modèle bien plus pertinent que le modèle compétitif qui insécurise les acteurs entre eux, les fait se combattre et donc s’affaiblir mutuellement. La compétition économique est un leurre, si elle accélère parfois certaines transformations, elle en affaiblie surtout les acteurs. Au plus haut niveau du pouvoir économique, cela coopère !

Pour en revenir à la question du bonheur, nous ne sommes jamais vraiment heureux longtemps tout seul. Les questions de l’identité et de l’autonomie font nécessairement appel à un rapport aux autres. L’être humain se construit dans la relation, et le bonheur aussi. Les fêtes, les joies, les temps forts de la vie se partagent, sinon elles n’ont pas le même gout. Accéder au bonheur, c’est donc aussi disposer d’un capital social qui le permet. Notre famille est celui que nous héritons à la naissance et qui nous permet de grandir. Mais peu à peu, nous créons aussi le nôtre, basé sur nos propres valeurs, nos rencontres, nos liens de confiance, nos amitiés.

Cette structuration des liens sociaux autour de chacun de nous, nos coopérations personnelles, reposent sur des logiques de don. Le fait de donner est donc un élément qui contribue à notre bonheur, autant par le geste en lui-même que par les effets induits à venir et les relations que cela nous construit. Donner permet de construire ce « capital social », un espace de sécurité pour l’individu lui permettant d’appréhender et de construire l’avenir avec plus de sérénité.

Dans la vie de tous les jours, c’est pareil. Pour vivre heureux, il faut se sentir en sécurité et outre le plaisir qu’il peut y avoir à faire plaisir à d’autres, les dons que nous faisons construisent chaque jour un peu plus des liens sociaux autour de nous, une sorte de richesse invisible sur laquelle nous pourrons nous appuyer en cas de besoin ou tout simplement, pour aller plus loin.

[Image : Cadeau II par Reflexe]

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