Diffamation ou intimidation ?
lundi 12 décembre 2022
Lorsqu’un pouvoir en manque de légitimité est critiqué et que de bonnes questions commencent réellement à le déranger, il ne cherche pas à y répondre. Il faint d’abord de les ignorer, puis il réagit en lançant des procédures contre ses opposants. C’est ce que l’on appelle des procédures-bâillons.
Une procédure-bâillon, ou poursuite-bâillon ou poursuite stratégique contre la mobilisation publique est une action en justice visant à intimider et à faire taire un journaliste ou lanceur d'alerte ou à entraver la participation politique et le militantisme.
Il s'agit le plus souvent d’une poursuite civile en diffamation, intentée contre un individu ou un organisme ayant pris parti dans le cadre d’un enjeu public. Le concept inclut les menaces de poursuite. Le succès d'une telle opération n'est pas tant une victoire devant les tribunaux qu'une intimidation suffisante de la partie défenderesse (celle attaquée) et/ou un épuisement financier la réduisant au silence.
Wikipédia : Procédure-bâillon
Je ne fus donc pas très surpris de recevoir, le 1er décembre dernier, un avis de passage du facteur pour venir chercher un « recommandé avec avis de réception ».
A ma grande surprise, le courrier provenait du directeur de l’ADEUPa, l’agence d’urbanisme Brest-Bretagne. Pour être très exact, il est signé du directeur, mais par délégation du président, donc de François Cuillandre lui-même. Vous pouvez retrouver l’intégralité de ce courrier ici.
L’objet du courrier de l’ADEUPa est juste l’information sur un autre courrier. Celui que l’avocate en charge des intérêts de l’ADEUPa a fait parvenir à mon avocat, Maître Rajjou, qui traite le dossier de partie civile (affaire Vivre à Brest) et l’assignation du Parti socialiste que j’ai engagés.
Le courrier de l’avocate revient sur la note : « Déboires à Eau du Ponant : La faiblesse de la gouvernance », publié sur ce blog le 18 novembre dernier (que vous pouvez relire ici) et fait part que : « Monsieur CUILLANDRE ès-qualité s’insurge contre les diffamations ainsi alléguées par Monsieur FAYRET, qui porte atteinte à son honneur. Il envisage dès lors de poursuivre votre client pour avoir tenu publiquement ces propos diffamatoires sur sa personne qui exerce, de surcroît, des fonctions électives. »
En conclusion de ce courrier entre avocats, il est demandé : « En conséquence, votre client doit, à réception de mon courrier, présenter ses excuses à Monsieur CUILLANDRE ès-qualité et lui offrir un droit de réponse sur son blog. »
Evidemment, lorsqu’un courrier comme celui-là arrive, il est normal d’être pris d'un doute. S’est-on trompé sur un propos posé dans une note ? Cela peut arriver. Ou alors, s’agit-il juste d’une tentative d’intimidation, d’une procédure-bâillon ? Dans le premier cas, le propos doit être corrigé et en cas de réelle erreur préjudiciable à l’honneur d’une personne, je trouve des excuses appropriées. Dans le second cas, je ne suis pas très partisan du bâillonnement en politique, souvent signe de mauvaise santé démocratique !
Alors, qu’en est-il dans cette note diffamatoire ? Quelles objections sont faites à ce propos de ma note ? Je vous propose d’analyser en détail ce courrier d’avocat … vraiment en détail.
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La première observation est probablement la plus étrange : il m’est reproché d’avoir écrit un texte ... que je n’ai pas écrit ! La « citation » de ma note au centre de cette discorde est tronquée et modifiée. Drôle de méthode.
Dans le courrier, il m’est reproché d’avoir écrit :
« son Président (de l’ADEUPa) mis une telle pression sur le Directeur et son équipe, qu'en février 2019, une salariée tenta de mettre fin à ces jours dans les bureaux de l'ADEUPa. »
Alors que j’ai réellement écrit dans ma note :
« le conseil d’administration et son président mirent une telle pression sur le directeur et son équipe, qu'en février 2019, une salariée tenta de mettre fin à ses jours, dans les bureaux de l'ADEUPa. »
C’est très différent et cela n’a évidemment pas la même portée. Ce n’est pas seulement le président qui est visé par la pression mise sur l’équipe, mais l’ensemble des membres du conseil d’administration et son président. Que François Cuillandre se sente particulièrement concerné en tant que président est une bonne chose, mais ma critique ne portait pas que sur lui, d’autant plus que j’étais moi-même membre de ce conseil d’administration depuis 2014. Il y a donc même une part d’autocritique dans ce propos.
Au passage, je n’ai pas écrit « mis », mais « mirent » donc le changement de propos apparait comme intentionnel, voire trompeur.
Petite parenthèse, la troisième personne du singulier du passé simple du verbe mettre s’écrit « mit » et non « mis ». Idem pour « mettre fin à ces jours » où j’ai bien écrit « ses jours ». Merci de ne pas me coller sur le dos des fautes d’orthographes que je n’ai pas faites, j’en fais déjà assez tout seul ! Fin de la parenthèse.
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La deuxième observation est que je n’aurai pas dû ignorer qu’il existe « une délégation de pouvoir en matière de gestion sociale ». Probablement pas, en effet, puisque cette délégation est votée en conseil d’administration. Cela étant, j’avoue ne pas me souvenir de toutes les délibérations votées dans tous les conseils et les associations, SEM, SPL, syndicats, où j’ai siégé durant 18 ans. Ce type de clause est d’ailleurs généralement du ressort des discussions entre président et directeur.
Cette clause existait par exemple lorsque je présidais les SEM et SPL BMa. Mais j’ai découvert à l’occasion de l’écriture de ces mêmes notes, que François Cuillandre était PDG d’Eau du Ponant et non seulement président, comme il est d’usage dans les EPL de la métropole. Pourquoi ? Y a-t-il d’ailleurs cette délégation de pouvoir, en matière de gestion sociale, à Eau du Ponant ? Je ne sais pas non plus, bien qu’ayant été administrateur, là encore. Enfin, lorsque j’ai pris la présidence du syndicat de bassin de l’Elorn, je ne crois pas que nous ayons fait voter une telle délégation par exemple. Il n’y a donc pas d’évidence pour moi sur le sujet. Mais cela change peu le propos dans les faits.
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La troisième observation est sur le qualificatif de « tentative de suicide ». Il est objecté par l’avocate de l'ADEUPa que « l’accident du travail n’a jamais traduit une « tentative de suicide » ».
Dans les deux articles du Télégramme auxquels je fais référence dans la note (ici et là), cet évènement est clairement décrit par ces mots : « Diagnostiquée en épuisement professionnel. […] Ce jour-là, elle avait avalé une plaquette d’anxiolytiques sur son lieu de travail. » Je n’ai pas vraiment d’autre information que celles écrites dans la presse et je n’ai pas connaissance d’un démenti que l’ADEUPa aurait demandé à publier au Télégramme, pour ces propos tenus dans leurs colonnes. Par ailleurs, pour avoir été probablement le premier élu à être aller discuter avec les salariés de l’ADEUPa, quelques jours après ce tragique évènement, plusieurs salariés étaient très choqués par ce qui s’était passé et les mots tenus par les personnes présentes étaient aussi ceux-là.
Est-ce qu’un malaise par suite de l’ingestion volontaire d’une surdose médicamenteuse, dans un état d’épuisement professionnel n’est pas une tentative de suicide ? Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais dans l’article : « Les tentatives de suicide par intoxication médicamenteuse volontaire », on peut y lire :
« Si les tentatives de suicide par phlébotomie, par strangulation ou par accident délibéré sur la voie publique ne sont pas rares, leur fréquence reste néanmoins bien inférieure à celle des intoxications volontaires par ingestion de médicaments psychotropes (Chan-Chee et Jerewski-Serra, 2011). Les substances le plus souvent ingérées peuvent être énumérées comme suit : antalgiques, antidépresseurs, anxiolytiques, hypnotiques, lithium, dérivés de codéine, antiépileptique, etc. Généralement, une seule classe de médicaments est mobilisée à travers ces prises excessives de cachets. »
Par ailleurs, une avocate « spécialiste en Droit social et en Droit de la Sécurité Sociale » n’est pas sans ignorer qu’en application de l’article L411-1 du code de la sécurité sociale, tout suicide ou toute tentative de suicide survenu au temps et au lieu du travail est présumé imputable au travail et qualifié d’accident du travail.
Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre l’appellation « tentative de suicide » et celle « d’accident du travail ». Au regard de mon vécu de cet évènement en tant qu’élu et de ce qui a été écrit dans la presse postérieurement, je ne crois pas avoir porté des propos volontairement déformés. Et dans tous les cas, cet évènement traduisait bien un profond malaise.
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La quatrième observation est celle qui touche au fond du texte contesté par le courrier. Il semble que mon propos ait pu être pris à titre personnel (bien qu’il visait très clairement un collectif : conseil d’administration et président). L’expression « mettre la pression » aura pu alors être interprétée dans une relation directe entre le président, le directeur et les salariés. Ce n’était pas le sens de mon propos et s’il a été pris ainsi parce que trop succinct, il convient alors de le clarifier.
La « pression » que j’évoquais ne signifiait pas que François Cuillandre allait harceler ou maltraiter individuellement le directeur ou des salariés de l’ADEUPa. A ma connaissance, il n’a jamais rien fait de tel. La pression dont je parle là, issue du conseil d'administration et porté par son président, est dans la prescription des chantiers et des dossiers, dans la feuille de route de l’ADEUPa et donc son niveau de charge. C’est la même « pression » que celle dans une entreprise ayant un carnet de commande bien rempli et à qui il est posé comme objectif aux salariés de sortir un chiffre d’affaires conséquent tous les ans, par exemple.
Si l’extrait mentionné par l’avocate peut porter à confusion, notons que je clarifie sans ambigüité mon propos juste au paragraphe suivant de la note, par un aveu du conseil d’administration lui-même, mentionné aussi dans l’article du Télégramme : « Le changement d’échelle de l’agence a nécessité une capacité d’adaptation à l’accroissement du nombre de projets portés par l’agence. Ces évolutions ont généré inquiétudes et fatigue diversement exprimées, en particulier en 2018 et 2019. » L’extrait du jugement de mai 2022, que le courrier met en avant et portant sur la relaxe du directeur de l’ADEUPa ne dit d’ailleurs pas autre chose. Le Président du Tribunal correctionnel relève bien : « une difficulté pour Madame XXXXX de faire face à l’expansion de l’association avec la surcharge de travail en résultant pour elle ».
C’est de cette pression-là que je parlais dans la note, et non d’une pression de personne à personne. Je n’ai jamais dit non plus que le président était au courant du mal-être de la salariée. Je ne pense pas qu’il le fut et moi non plus d’ailleurs. Nous serons tous surpris par « l’accident du travail ».
Là encore, mon propos n’était donc pas dépourvu de fondement. La volonté d’élargissement du périmètre de l’agence, soutenu par le président et son conseil d’administration et la multiplication des études ont mis une forte pression sur les équipes (ou une partie des équipes). En effet, de par son mandat social, le directeur était en responsabilité de la charge de travail affectée aux salariés de l’association. Mais la réalité est que les marges de manœuvres des directeurs sont parfois faibles, face aux exigences d’un conseil d’administration et de son président.
Y compris lorsque le président d’un EPL ou d’une association n’est pas le maire/président, ce dernier conserve un grand pouvoir sur le « président officiel ». Sur les sujets politiques, les injonctions du maire/président ne sont pas des options pour ses adjoints ou ses vice-présidents présidant des satellites de la collectivité. Une équipe municipale (ou métropolitaine) possède une hiérarchie implicite, sinon cela ne pourrait pas fonctionner.
Cette réalité vis-à-vis des satellites des deux collectivités brestoises trouve d’ailleurs une déclinaison organisationnelle visible dans ce qu’il est commun d’appeler aujourd’hui officiellement à Brest la « maison commune ». Une filialisation des EPL des deux collectivités brestoises. Une façon, pour la direction commune des deux collectivités, de garder le contrôle et la maitrise sur ce qui se fait dans ses « satellites » et donc, une façon de contrôler le pouvoir des présidents, des conseils d’administrations et des directeurs dirigeant officiellement ces structures. Cela rappelle la « verticalisation des organisations » que l'on peut trouver dans des grands groupes industriels, voire même entre donneurs d'ordre et différentes strates de sous-traitants.
Cette stratégie de la « maison commune » a justement été pensée à un moment où un manque de contrôle des satellites engendrait un éparpillement des stratégies et parfois des crises (comme la première crise d'Eau du Ponant, par exemple). Tant les présidents que les directions des EPL se voyaient comme des entités autonomes et independantes des deux collectivités. L’idée fut bien une reprise en main par l’actionnaire principal, afin de resserrer les politiques conduites sur les stratégies de la ville et de la métropole de Brest (lire ici). Au-delà des beaux discours qui vaudront un joli prix à la métropole de Brest (lire ici), la « maison commune » apparait bien aussi comme une façon de centraliser le pouvoir d’orientation et de décision sur un bloc communal brestois, actionnaire majoritaire, chapeauté par un maire/président unique.
Donc oui, les directeurs peuvent avoir un mandat social vis-à-vis de la gestion des salariés, mais il serait un peu utopique de penser qu’ils ont une réelle liberté de décision sur tout. Mais en cas de désaccord avec le conseil d’administration ou le président, ils ont toujours la liberté de démissionner ... comme on dit !
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Dernière petite observation sur le courrier, car j’aime beaucoup la phraséologie juridique ! Elle m’oblige régulièrement à aller chercher dans le dictionnaire, simplement pour comprendre ce qui est écrit. Cela rappelle à mon bon souvenir l’introduction du livre La justice pour les Nuls : « La justice est un monde opaque et délibérément conçu pour que les profanes n’y aient pas accès. Le monopole des gens de robe est à ce prix ! »
Je me suis donc penché sur le terme « ès-qualité », puisqu’il est par deux fois mentionné : « Monsieur CUILLANDRE ès-qualité », soit pour des diffamations que j’aurais alléguées, soit pour des excuses que je devrais donner. Après consultation d’un dictionnaire, notons que « ès-qualités » s’écrit toujours au pluriel, puisqu’il s’agit d’un archaïsme provenant de la contraction de « en les ». J’imagine donc que cette formulation juridique usant d’archaïsme signifie : Monsieur CUILLANDRE en les qualités de Président de l’ADEUPa.
Alors que conclure de tout cela ?
Mon propos était-il diffamatoire envers Monsieur CUILLANDRE ès-qualités ? Je ne le crois pas. Mon propos intégrait bien « le conseil d’administration et son président ». Par ailleurs, la notion de « pression » qui peut apparaitre ambiguë dans l’extrait tronqué et modifié qui m’est opposé est clairement définie dans le texte juste après. Elle semble de plus être concordante avec le jugement du Président du Tribunal correctionnel, dont le courrier de l'avocate fait lui-même état.
Enfin, je veux bien que l’on débâte sur la notion de tentative de suicide, mais pour le politique/syndicaliste que je suis, nier les faits n’a jamais arrangé les situations. Qu’importe les mots que l’on donne lorsque les faits témoignent d’une situation humaine grave. Ils n’enlèvent rien à ce qui s’est passé. Cela apparait plutôt comme une façon d’éviter d’affronter les causes racines des problèmes et donc de reproduire les crises à répétition, sujet principal de la note en question, à l’ADEUPa, à Eau du Ponant ou à Brest Evènements Nautiques.
En l'état de la démonstration de ce courrier, je ne crois donc pas devoir présenter d'excuses pour les propos tronqués et déformés qui me sont allégués. Je ne pense pas non plus devoir « offrir » un droit de réponse à « Monsieur CUILLANDRE ès-qualités » sur ce blog.
En revanche et s’il a réussi à lire cette note jusqu’ici, je lui rappelle qu’il est d'usage sur les blogs que les commentaires soient ouverts à tous ceux qui souhaitent s’y exprimer, en dehors des propos injurieux ou malveillants bien-sûr (si si, cela existe !) Je suis un démocrate et j’accepte parfaitement les explications et même les contradictions. Il m'arrive même parfois d'y répondre ...
Je suis d’ailleurs étonné que François Cuillandre, qui eut un blog à son nom dès 2009, payé la rondelette somme de 4 234 € par l’association Vivre à Brest et donc les indemnités des élus socialistes de sa majorité, ne connaisse pas cette bonne pratique entre blogueurs. Mais ça, il faut avoir lu mon livre L’affaire Vivre à Brest pour le savoir, disponible ici !
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J’en finis en espérant que cette note argumentée ne sera pas, elle aussi, qualifiée de « pamphlet ». Elle n’a en tous cas pas vocation à être méchante ou violente. Pas plus que la note visée par le courrier qui était une note d’analyse, non un « pamphlet », et encore moins un « torchon » comme certains le diront … publiquement !
-------------\/ Ajout du 8 septembre 2023 \/-------------
Dix mois après cette note, est paru dans le Télégramme un article qui faisait le compte rendu de l'audience en appel de l'affaire de harcèlement de l'Adeupa (ici).
Le directeur, qui avait été relaxé en première instance à Brest, y fut finalement condamné à quinze mois de prison avec sursis, pour harcèlement à l’encontre de son assistante.
Mais fait plus intéressant, François Cuillandre fut mis en cause par la Présidente de la cour d'appel de Rennes sous le motif d'un « manque de curiosité surprenant » de la part du président de l'association.
De plus, elle mentionna plusieurs alertes remontées à François Cuillandre que celui-ci n'avait « pas jugé utile d'y faire suite », contrairement à l'affirmation du courrier de l'avocate qui m'opposait que son client n'avait eu aucune remontée d'information et ne pouvait donc être tenu pour responsable.
Suite à cet article du Télégramme de septembre 2023, j'ai écrit la note : Retour de bâton après la procédure-baîllon, qui montre bien que tout ceci ne reposait sur aucune réalité, si ce n'est une volonté affirmée de vouloir m'intimider et me faire taire.