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Violences urbaines : Vouloir la paix, est-ce vouloir la justice ?

649f01fe6c372c12b1033697Le 14 juin dernier, les lycéens français étaient mis à l’épreuve sur un sujet de philosophie qui allait donner toute sa dimension, seulement 13 jours plus tard.

On peut imaginer que les auteurs du bac philo 2023 : « Vouloir la paix, est-ce vouloir la justice ? » avaient alors en tête le conflit ukrainien et l’impossible justice d’un retour à la paix, face à un dictateur devenu criminel de guerre. Mais il est impossible de ne pas faire le lien entre la question posée à tous les bacheliers et les déchainements de violence qui arrivèrent dans de nombreuses villes de France, après la mort d’un jeune, en âge de passer le bac.

De nombreux articles ont été écrits ces derniers jours par des spécialistes de différents horizons et c’est assurément un apport à la réflexion collective (je mets en fin de note quelques-uns des articles les plus intéressants que j’ai pu lire). On ne peut donc nier que les problèmes ayant fait naître ces violences sont multifactoriels et agir que sur un seul axe ne peut donner de résultat.

Vu de ma fenêtre (qui est étroite, comme celle de chacun de nous, pris individuellement), au moins trois dysfonctionnements méritent d’être regardés dans les causalités profondes de ces violences urbaines.

  • La question centrale du rapport à la justice dans les inégalités.
  • La question de la doctrine de maintien de l’ordre ou de la paix.
  • La question du sensible dans nos quartiers prioritaires.

 

Des inégalités judiciaires corrélées à des inégalités sociales

La première réflexion est sur l’asymétrie de la justice en France et fait justement écho au sujet de philo du bac 2023. Il faut vraiment lire l’entretien de Yassine Bouzrou, avocat de la famille de Nahel : « Il n’y a pas de problème policier en France, il y a un problème judiciaire ». Spécialiste de la défense des jeunes frappés par des violences policières, il pointe une justice qui protège « de manière flagrante » les fonctionnaires mis en cause, nourrissant un sentiment d’impunité. Il résume très bien la part de sentiment d’injustice qui nourrit toute la jeunesse des quartiers et qui, par ailleurs, ne permet plus aux forces de maintien de l’ordre, de corriger et sanctionner leurs pratiques lorsqu’elles viennent à dériver. Loin du discours des syndicats, cette absence de sanction entache toute leur profession.

Au-delà de la question policière, le sentiment d’injustice prend aussi racine dans les écarts sociaux qui ostensiblement génèrent une différentiation marquée du fait judiciaire. L’exemple le plus patent est aujourd’hui le ministre de la Justice lui-même, Eric Dupond-Moretti, qui tente par tous les moyens d’échapper à la justice. Une Cour de justice de la République dérogatoire, qui pratique pourtant des délibérés très indulgents en comparaison des tribunaux de justice dans lesquels sont jugés les « français normaux ».

Plus localement, que penser des récents propos du procureur de Brest (ici) qui « réfléchit » à la façon de traiter le cas du maire de Brest, François Cuillandre, mis en examen dans l’affaire Vivre à Brest par une juge d’instruction, puis renvoyé en correctionnelle. Un procureur qui affirme « chercher la formule la plus adéquate pour rendre une bonne justice », pour le maire de Brest. La bonne justice pour les plus hauts responsables, pour les élus, n’est-elle pas la même que celle des autres citoyens ?!

Les jeunes de nos quartiers, de nos banlieues françaises n’ont-ils pas toute légitimité à être choqués et frappés par un sentiment d’impuissance puis de révolte lorsqu’ils observent cela ?

En plus d’une France où les inégalités économiques croissent, la justice se fait ostensiblement complice d’un traitement asymétrique, injuste et surtout injustifiable, entre les puissants et des citoyens stigmatisés, tagués par de nombreux stéréotypes sociaux. Des citoyens de seconde zone, biberonnés dès le plus jeune âge au « délit de faciès », mais qui aimeraient connaître mieux le droit à la fameuse « présomption d’innocence » dont se drapent nos édiles, trop souvent réellement coupables à la fin. Nous n’aurons pas de retour à une société apaisée sans un minimum de retour à l’éthique au plus haut niveau. Actons que cela n’est pas le cas aujourd’hui … et que ce n’est concrètement dans aucun programme politique !

Sortir d’une doctrine brutale du maintien de l’ordre

Le second élément de réflexion est clairement la dérive de notre doctrine du maintien de l’ordre en France et des moyens qui y sont associés. Je ne vais pas refaire l’histoire et chacun peut se renvoyer la balle sur les politiques d’austérité qui ont conduit à réduire les moyens de nos politiques publiques. La police et la justice n’ont pas fait exception, alors qu’il y avait une montée de la violence, du trafic et du terrorisme en France. Au lieu de les renforcer pour avoir une réponse adaptée à une menace sécuritaire polymorphe qui se diversifiait, les moyens ont été réorganisés pour faire face au plus visible et au plus terrifiant, le terrorisme.

Ce déport de la sécurité du quotidien vers la sécurité exceptionnelle se lit très bien dans les doctrines successives, appelant en renfort une police municipale pour laquelle trop peu de compétences étaient déléguées.

Dans ce décentrement du système de maintien de l’ordre et au regard des banlieues, la question de la suppression de la police de proximité apparaît comme centrale. En détruisant le lien de proximité et en développant les « task-forces » policières, Nicolas Sarkozy a posé les graines de ce que nous vivons aujourd’hui. Nous avons majoritairement une police coup de poing, déracinée de certaines zones urbaines où la paix sociale est déléguée à d’autres (économie du deal ou radicalisation religieuse qui posent leurs propres règles de « paix sociale »). Un Etat qui tend lentement vers un maintien de l’ordre primaire, répressif, ayant de plus en plus besoin d’avoir recours aux armes pour s’exercer. Des pratiques pouvant engendrer des conséquences humaines graves, que cela soit lors des manifestations ou dans les quartiers comme lors des événements récents.

Le politique porte une responsabilité immense sur ce qui se passe aujourd’hui. Le manque d’effectif et de formation a été compensé par l’armement des forces et des techniques brutales (Kärcher aurait dit certains), plutôt qu’à faire appel à une intelligence du terrain pour l’apaisement. 

La philosophie de Sarkozy, ministre de l’Intérieur puis Président, non remise en cause par les suivants, nous a menés dans un cul-de-sac. Cette gestion court-termistes a pacifié temporairement l’espace public. Mais on mesure bien aujourd’hui que l’on n’a fait que refermer le couvercle sur un problème et qu’il est aujourd'hui plus qu’hier en ébullition. La situation est encore plus explosive qu’avant car la violence appelle toujours la violence. Les forces de l’ordre, malgré toute leur bonne volonté, peuvent être vite débordées et mises en danger par des techniques de terrains beaucoup plus agiles, qui s’auto réorganisent en permanence. Cette faiblesse structurelle de la force publique conduira à légitimer toujours plus de violence d’Etat, car le maintien de l’ordre ne peut pas perdre.

Le problème ne vient pas de la police, mais des politiques successives qui, au lieu de répondre au besoin des citoyens d’apaisement, de sécurité et de plus de paix dans la cité, n’ont mis en pratique qu’une doctrine d’opposition et de répression par la force brute. Une expression de toute puissance de la part de personnalités politiques qui refusent d'entendre les maux de la socièté, car ils n'ont aucune envie d'y répondre. Ces décideurs n’ont fait qu’affaiblir cette institution, mettant certains de ces membres face à des injonctions contradictoires pouvant mener à des formes de radicalisation (le rascisme dénoncé par certains peut aussi être lu ainsi).

A ce titre, Sebastian Roché fait très justement remarquer dans la tribune du Monde : « Les mauvaises pratiques policières sapent les fondements de la République » :

« Ce sont nos gouvernants qui, puisant leurs références à l’extrême droite, propagent des « concepts » comme décivilisation et ensauvagement auxquels font écho des syndicats de police qui parlent de « guerre » contre « les nuisibles », un vocabulaire colonial, comme dans le tract d’Alliance et de l’UNSA du 30 juin. »

Si les violences policières sont propres aux acteurs au plus près du terrain, la violence représentative vient bien du récit de nos dirigeants, qui infuse de plus en plus les esprits.

Il n’y a pas d’échappatoire, nous pouvons continuer à armer encore plus nos forces de l’ordre et à ghettoïser des quartiers derrière des murs invisibles, tenus d’un côté par de la violence d’Etat et de l’autre par du trafic et de la radicalisation. Mais alors ce qui s’est passé hier se reproduira en pire demain. Le tribut à payer pour changer de trajectoire sera toujours plus lourd et c’est probablement ce qui bloque déjà le pouvoir en place. Mais nous devons acter que nous sommes sur la mauvaise voie et dans le déni de l’immense responsabilité de nos politiques passées.

La seule bonne voie est évidente. Il faut arrêter de généraliser la façon brutale et déshumanisée de maintenir l’ordre, comme l’appellent les organisations internationales qui jugent aujourd’hui sévèrement la France. Il faut développer la prévention, la présence, la connaissance du terrain, la compréhension des situations, le vécu partagé, le discernement des fonctionnements. Il faut revenir à la fonction essentielle de « gardien de la paix » et non plus seulement du maintien de l’ordre, dans nos quartiers ou nos centre villes.

Politiques urbaines : ne plus se contenter du « hard » et aller au « soft »

La troisième et dernière réflexion que je voulais partager vient de nos façons politiques de traiter les quartiers prioritaires et leurs habitants.

Lorsque j’étais vice-président à l’urbanisme, je fus surpris par le vocabulaire des urbanistes qui travaillaient pour améliorer les quartiers. Ils parlaient du « hard » pour qualifier les structures bâtimentaires et du « soft » pour parler de la vie qui se passait dedans [1]. Cette différentiation ne tenait pas au hasard. En s’exprimant ainsi, ils avaient eux-mêmes conscience de ne toucher qu’au « hard », sans grande maîtrise sur le « soft » : la vie des habitants.

C’est un grand travers des politiques publiques de croire que l’on change un quartier en transformant les bâtiments et l’espace public, sans prendre soin des gens qui vivent dedans. Dans un contexte plus syndical, je me souviens d’un responsable des « ressources humaines » m’ayant sorti une fois : « je ne comprends pas pourquoi ces salariés sont en mal-être, on vient de leur refaire tous les locaux. » En effet, cela ne respirait pas le bonheur dans ces open-space tout neufs ! Je crains que la lecture soit un peu la même en « Politique de la ville » (c.à.d les politiques vers les quartiers prioritaires, pour ne pas les nommer).

Pour les élus municipaux ou métropolitains, aller chercher des dizaines de millions d’euros auprès de l’ANRU, de l’ANAH ou des collectivités locales Régions et Département pour reconstruire du neuf ou rénover est considéré comme « faire le taf ». Ces méga-investissements (qui sont fort utiles en soi) donnent un gage de l’intérêt porté à ces quartiers ... et permettent de couper fièrement des rubans au passage ! (Cadeau du jour ici et 😊) Le « hard » est donc très bien traité par ces maires qui se voient comme des « bâtisseurs », des entrepreneurs pourvoyeurs d’emplois ... à coup d’argent public, vers des entreprises locales du BTP qui savent leur faire la cour. Mais une chose est sure, aucun de ces valeureux responsables ne souhaite ouvrir la boîte de Pandore du « soft ».

Lorsque je m'occupais de l’urbanisme et du logement à la métropole, en 2017, avec une autre élue en charge de la « Politique de la ville », nous nous sommes risqués à vouloir faire une évaluation sur la politique liée à l’ANRU dans le quartier de Pontanézen. Environ 100 millions d’euros avaient été injectés dans le « hard » sur le mandat précédent, mais lorsque nous questionnions les acteurs du quartier sur les améliorations de la vie des habitants, nous n'obtenions qu'une seule et même réponse : on ne savait pas nous dire ce qui se passait dans ce quartier. Impossible de savoir si les millions d’euros investis avaient apporté une plus-value, ou pas. Ou même, s’il fallait refaire pareil ou différemment, dans le programme suivant. 

Alors qu’une centaine de millions avaient été investis, nous avons eu le plus grand mal à rassembler un budget digne d’une étude sérieuse sur ce quartier, pour en comprendre les fonctionnements. L’étude eut toutes les peines du monde à se réaliser et le rapport doit aujourd’hui être bien enterré, quelque part dans un tiroir de la collectivité. Le rendu oral fut reçu avec la plus grande défiance et un profond déni des problématiques soulevées, mêlés d’une crainte visible envers ce qui avait été observé et retranscrit. Il ne fallait pas être très perspicace pour comprendre rapidement que le terrain était glissant : le pouvoir politique ne veut surtout pas savoir avec objectivité ce qui se passe dans ces quartiers. Il préfère s’en tenir au récit qu’il écrit lui-même, donnant de belles images qui ne sont malheureusement qu’une perspective tronquée de la réalité.

Je peux parfaitement comprendre que des situations sensibles ne soient pas mises sur la place publique, tant ces quartiers ne sont déjà que trop stigmatisés. En revanche, je ne comprends pas le refus des élus à regarder une réalité en face. Ce n’est pas une posture responsable et ce n’est pas une façon de régler les problèmes dans ces quartiers, pour les habitants du quartier, comme pour ceux de la ville tout entière. Il y a une absence de courage politique patent à s'engager pour répondre aux vrais enjeux.

Lorsque surviennent des crises, ces « responsables » savent user de grands mots, mais tournent la tête le reste du temps. Nous sommes-là dans un traitement comparable à celui que l'on observe sur l’abstention : les politiques s’en moquent, sauf au moment des élections … et encore, ils s’en servent souvent pour projeter la responsabilité sur des « citoyens coupables » de ne pas faire leur devoir démocratique, alors qu’ils sont la raison même de cette défiance.

Oui, les quartiers prioritaires ont besoin des millions d’euros de l’ANRU, là n’est pas la question. Mais les politiques délaissent totalement ce que les rénovations de quartiers produisent ou pas sur la vie des habitants. Ils restent volontairement dans l’ignorance des mesures à mettre en œuvre pour lutter contre les inégalités, la violence, le deal ou même la radicalisation dans la vie de ces citoyens.

Lorsque je suis arrivé à mes fonctions à l’urbanisme, 10 000 € avaient été provisionnés pour faire l’évaluation de 100 millions d’euros investis sur 10 ans. L’analyse du « soft » représentait 0,01% de l’investissement dans le « hard », ce n’était clairement pas un sujet … plutôt une case à cocher dans les demandes du dossier de l’ANRU.

Si chaque million investi dans le « hard » des quartiers prioritaires conduisait à investir seulement 1% dans des évaluations d’universitaires, de sociologues, de psychologues, d’ethnologues sur ce que cela produit et comment il est possible d’améliorer et de corriger la trajectoire, alors nous n’en serions pas là aujourd’hui.

Nous devons arrêter de financer des projets dont la boussole n’est pas la quête du mieux-être des habitants. Couler du béton à coup de millions, pour se défausser des vrais responsabilités, ne peut plus durer.

Ce questionnement est loin d'être récent. Déjà en 2015, on pouvait lire un constat similaire dans un article du Monde consacré au quartier : Brest, sa mosquée médiatique, son centre social oublié.

Nota : parfois, les titres des arcticles sont modifiés, mais le premier titre reste dans l'adresse du lien hypertexte. L'article de 2015 sur la politique brestoise à Pontanézen est enregistré sous un nom qui en dit long sur le sentiment de la journaliste qui l'a écrit : "cache-misere_4824198_1653553.html"

Nous savons mettre le « 1% artistique » depuis 1951 sur les bâtiments publics. Il y a urgence à mettre un « 1% sensible » sur les investissements dans du « hard » pour les quartiers prioritaires. A l’échelle nationale, nous ferions un grand pas dans la bonne direction pour ces quartiers et leurs habitants. Un grand pas pour calmer une révolte qui a du mal à poser ses mots et que l’on qualifie d’émeutes, dans le vide politique de ces quartiers. Un mal-être qui ne fait que grandir et que nous payerons le prix fort, de plus en plus régulièrement.

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Ce qui s’est passé ces derniers jours en France n’est ni la faute de la police, ni la faute des parents, ni celle des réseaux sociaux. Cette quête irrépressible du politique à trouver un coupable idéal n'est faite que pour masquer une autre réalité, que l'on ne veut pas entendre. La cause première apparaît bien être les politiques publiques menées depuis 20 ans. C’est le résultat d’un système qui dysfonctionne et dont personne ne veut plus s’occuper, par peur d’ouvrir un dossier explosif … et il l’est.

En ne faisant pas assez, nous sommes tout à la fois responsables du mal-être d’une partie des populations qui vivent dans ces quartiers, mais aussi, nous semons les germes qui nourrissent l’extrême droite et la haine sous toutes ses formes.

Alors, c’est un peu tard pour rendre sa copie au bac philo, mais ne nous privons pas de réfléchir et de changer les pratiques qui nous ont menés là où nous en sommes aujourd’hui.

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[1] La notion de « hard » et de « soft » en urbanisme détourne le vocabulaire informatique : le « hardware », pour qualifier les ordinateurs en tant qu’objets (on parle d’ailleurs aussi de tours !) et le « software », pour les logiciels qui fonctionnent à l’intérieur des machines. Les urbanistes ne sont pas les seuls à avoir détourné cette dichotomie. Il est devenu un usage de parler de « hard and soft science » pour les sciences et de « hard and soft skills » pour qualifier des compétences, par exemple. Cela n’a pas de sens péjoratif. Cela sert plutôt à différencier deux concepts différents, souvent associés dans un même vocabulaire, en première approche.

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