Que dire après ce mois qui nous bouleverse et nous bouscule ?
dimanche 12 novembre 2023
Le deuil des morts de ce dernier mois nous invite à nous taire. Mais l’emballement des événements nous oblige à y poser des mots pour tenter d’apaiser et de mettre fin à un risque bien réel d’embrasement.
Il est extrêmement dur de prendre la parole dans le contexte d’hypertension, d’hystérisation que nous vivons en ce moment. Pour autant, c’est bien dans ces moments que la parole est essentielle. Ne pas parler, ne plus parler, se taire, c’est laisser les injustices ne pas être reconnues, les incompréhensions sans possibilités d'être traitées, les colères sans mots pour les exprimer. Ne pas parler, c’est aussi laisser la place à ceux qui agitent et qui clivent. C’est laisser le monde se diriger vers la barbarie.
Je partage trois réflexions personnelles sur ces derniers jours sombres de l’histoire humaine contemporaine, qui risquent malheureusement de structurer le paysage international pour de nombreuses années.
Une profonde tristesse
Tout d’abord, c’est l’expression d’une profonde tristesse pour ce qui frappe les habitants de ces régions de l'Est méditerranéen. Nul besoin de parler des noms des territoires ou des religions qui y sont pratiquées. Des frontières et des croyances ne peuvent justifier ce qui se passe depuis un mois. Une violence qui se poursuit aujourd'hui, sans horizon pour la Paix.
Ce que je note surtout, c’est que de chaque côté de ces frontières artificielles que l’homme a créées, de ces croyances différentes dont il a hérité, c’est bien les voix des fondamentalismes, des extrémistes qui s’expriment et qui conduisent aujourd’hui à cet effondrement de toute humanité. Ce drame, c’est d’abord l’emprisonnement des peuples entre deux radicalités qui s’affrontent.
Arrêtons de poser le problème en des termes religieux ou territoriaux. Nous sommes d’abord face à des groupes d’individus, de gouvernants, habités par des haines et une volonté d’anéantir un autre. Il n’y a donc pas d’issue à cette voie, si ce n’est des dominations temporaires qui conduisent à ces graves crises, voire une possible propagation des tensions à d’autres territoires. La violence appelle toujours la violence. Nous ne devrions jamais rentrer dans ce jeu.
Une politique Française pas à la hauteur
Le second point que j’ai envie d'évoquer est la posture de la France dans ce conflit.
J’ai eu honte des positionnements et des paroles de notre Président, juste après le 7 octobre, faisant des amalgames entre le terrorisme islamique et le terrorisme du Hamas. Un Président alignant la France derrière Benyamin Nétanyahou, dont l’histoire jugera des responsabilités. Un président qui contrairement à l’ONU, n’appela pas immédiatement à une solution respectueuse des populations civiles et à la paix.
J’ai eu aussi honte de la grande majorité des débats de nos représentants politiques. De ces parlementaires pourtant sensés élever le débat. Des petits jeux de sémantiques pour construire des oppositions factices, entre « clans politiques », reléguant au second plan les vrais sujets. Un risque réel de clivage du pays et surtout, un effacement de l’extrême droite française qui finit par s’afficher en défenseuse des Juifs de France, après avoir tenu des propos niant les chambres à gaz, en compagnie d’un « amical Waffen-SS ».
Enfin, je suis très sceptique voire inquiet sur le sens et la finalité de cette manifestation nationale contre l’antisémitisme, en plein milieu de cette crise qui réveille déjà tant de passions, de sujets non traités et enfouis sous le tapis des tabous de notre République depuis des années.
Il n'y a bien-sûr pas de certitude là-dessus, mais pour ma part, je ne crois pas que les grandes manifestations de soutien, en plein milieu d’une crise, soient la bonne réponse face à la montée de tensions. Au contraire, je crains malheureusement qu’elles les attisent.
J'adhère à toutes les manifestations contre tous les racismes (l’antisémitisme n’en est qu’une facette), pour dénoncer toutes les dominations. Mais il faut en juger de l’opportunité au regard de ce que cela générera dans les faits sur le terrain, dans la vie des juifs de notre pays qui expriment déjà de la peur dans leur quotidien, face à la montée des actes antisémites. Demain, cette manifestation va-t-elle faire baisser les actes antisémites, ou au contraire, va-t-elle en générer bien plus en réaction ? Le simple fait que le RN participe, mouvement qui a profondément ancré son idéologie dans l’antisémitisme au travers de son leader historique et dont la direction actuelle conserve la filiation, devrait nous questionner. Non pas sur leur présence, mais sur le sens confus de cette manifestation qu’ils sont venus « hacker » si aisément.
Cette grande manifestation à l’initiative de partis et de parlementaires, n’est-elle pas en soi l’expression d’un vide, d’une incapacité à parler aujourd’hui fortement et intelligemment des questions de religions, dans un espace public apaisé ?
Un questionnement de la laïcité
Car le dernier point, c’est bien celui-là. Dans le pays qui a vu naître le concept de laïcité, il y a un peu plus de 100 ans, est-on encore en mesure de parler de croyances dans un esprit de fraternité et de respect mutuel ? La laïcité, ce n’est pas le nihilisme, le rejet, le refus des croyances ou leur relégation à un espace privé qui fabrique des communautarismes et une fragmentation identitaire des territoires. La laïcité, c’est avant tout l’acceptation de toutes les croyances, dans un espace public apaisé et partagé.
Or, la France s’est largement éloignée de ce modèle depuis des années. Dans le discours politique, la laïcité a trop souvent été instrumentalisée pour faire obstacle aux religions, pour s’opposer à des communautés identifiées d’abord par leur croyance. La religion catholique d’abord, mais aujourd’hui très clairement la religion musulmane. Cette histoire rend le discours (pourtant légitime) de protection et de compassion envers les Juifs de France assez inaudible, voire interprété par certains comme relevant d’une préférence républicaine. Pourtant, c’est bien cette attitude de respect, d'écoute et d'échange entre croyances, identiques ou différentes, que nous devrions tout le temps avoir. De nombreuses personnes travaillent dans ce sens, mais le discours politique ambiant va trop souvent dans l’autre sens, jusqu’à parfois mélanger religion, incivilité, voire terrorisme.
Il est enfin très étonnant de voir une France, qui avait compris dès 1905, qu’il fallait séparer le fait religieux du fait politique, tomber dans le piège des pays qui mélangent toujours les deux, comme cela le fut en France pendant des siècles, durant le régime de la catholicité. Les dominations relèvent de l’instrumentation politique du fait religieux, pas du fait religieux. L’histoire du XXe siècle a démontré à plusieurs reprises qu’il n'était point besoin de dieux pour dominer et massacrer des humains. Tout comme ce sont les fondamentalistes et les extrêmes qu’il faut combattre, c’est l’appropriation, la manipulation du fait religieux à des fins politiques qu’il faut dénoncer et non le droit de chacun à croire en ce qu’il veut. Les religions ne sont pas nos ennemies. L’usage qui en est fait parfois par des dirigeants intéressés, probablement plus. Il semble bien qu’en France, nous ayons oublié cette sagesse-là. Il nous faut se la réapproprier.
Des lueurs d'espoir
Dans ce paysage bien sombre, heureusement, il y a aussi des lueurs d’espoir et des expressions qui témoignent d'autres façons de penser et de voir le monde avec humanité. Pour finir, j’en citerai deux qui m'ont touchées.
La première citation est issue de la tribune du recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz : « C’est l’heure du choix : pas entre les musulmans et les juifs, pas entre Israël et la Palestine, mais entre l’humanisme et l’horreur ». A la fin de son intelligent texte, en guise de conclusion, il cite Frantz Fanon qui s’est battu pour affranchir l’Algérie du système colonial. Celui-ci disait à ses lecteurs noirs : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »
Une très belle citation pour rappeler que les extrémistes, d’où qu’ils viennent, se moquent du fond. Ils s’appuient sur la différentiation pour cliver. Un jour ce sont les juifs, un autre ce sont les musulmans, ailleurs ce seront les catholiques, les syndicalistes, les journalistes, les opposants, etc… Leur cible importe peu. Seul compte le récit et l'émotion négative qu'il génère. C’est une mécanique humaine perverse, utilisée par ceux qui n’ont pas d’autres projets que le rejet et la haine pour prendre le pouvoir, puis dominer les peuples. Frantz Fanon nous invite à ne pas tomber dans le piège de ceux qui désignent des groupes à rejeter, plutôt que de tenter d’améliorer la vie des peuples.
La seconde expression est plus courte. C’est celle de la première otage juive libérée par le Hamas, le 24 octobre dernier : Yocheved Lifshitz. À 85 ans, cette militante pour la paix et pour un compromis raisonnable entre les peuples israélien et palestinien, alors que son mari est encore otage à Gaza, a su poser le seul mot qui fait sens aujourd’hui : « Juste avant qu’elle ne le quitte, la vieille dame se retourne vers son ravisseur, encagoulé et armé, pour lui serrer la main en murmurant distinctement un « shalom », ce mot hébraïque qui veut dire « paix », en même temps qu’il est un salut. »
Il n’y a probablement pas de geste et de mot plus fort ce celui-là, dans le contexte actuel. Que cette sage dame nous serve d'exemple pour appeler la Paix.